Jour 1Voilà, nous y sommes. Aujourd'hui est le premier jour de l'accomplissement de mon travail. C'est ici, dans ce laboratoire, que je vais commencer à prouver au monde entier que mes nombreuses théories sur les ombres sont véridiques. Je vais montrer à tous ces ignorants de quoi je suis vraiment capable. Que je ne suis pas un membre d'une sectes aux croyances douteuses, mais bien un scientifique de renom.
Horace, mon fils, m'a conseillé de tenir ce journal pour y inscrire tous les résultats que j'obtiendrais et tous les échecs que je rencontrerais. C'est un garçon intelligent et cette nouvelle idée est vraiment excellente. Ainsi, je ne risque pas d'oublier ce que j'ai déjà fait et ce qu'il me reste à accomplir. Et s'il m'arrive de douter de mes propres convictions, ce carnet me rappellera pourquoi je fais tout cela.
Éléonore, ma belle, ma douce. Tu regretteras de nous avoir abandonnés, ton fils et moi. Tu me croyais fou. Mais je ne le suis pas. Et ce carnet te le prouvera, un jour ou l'autre. Je te le promets.
Jour 45Rien. Depuis que j'ai commencé, je ne fais que me heurter à un mur. J’enchaîne échec sur échec. Chaque fois que j'essaye une nouvelle lotion, il ne se passe rien.
Mais ce n'est que le début de l'aventure. Je le sais bien. La France actuelle ne s'est pas créée en un jour. Il faudra que je prenne mon mal en patience et que je trouve ce qui ne fonctionne pas.
Ce doit être un des ingrédients employés.
Jour 128J'ai eu aujourd'hui la plus grande déception de toute ma vie. Enfin, après le départ d'Eléonore.
J'ai cru avoir réussi. J'ai pensé avoir touché au but. Là, sous mes yeux, une ombre se mouvait. Je l'avais vu s'étendre et découper un carré de lumière au sol. Mais ma joie fut de bien courte durée.
Parce que j'ai entendu la voix de mon fils l'instant d'après, qui me demandait de l'aide pour réparer je ne sais quel objet. Et quand j'ai levé les yeux, je l'ai vu sur le pas de la porte. C'était lui la cause du mouvement. En ouvrant le battant de bois, il avait fait entrer la lumière. Je me suis emballé trop vite.
Pardon Horace. Pardon d'avoir été aussi sec avec toi aujourd'hui. Je ne voulais pas passer mes nerfs sur toi. Pardon de te laisser grandir tout seul. Pardon de faire passer mes recherches avant toi. Mais un jour, quand tu verras ma réussite, quand je t'expliquerais tout, alors peut-être que tu comprendras.
Jour 226Toujours rien. Je commence à désespérer. Peut-être que le problème ne vient ni des ingrédients ni des quantités. Peut-être que ce n'est qu'une question de cuisson.
Jour 378Ça y est, la chance me sourit enfin ! Après des mois et des mois d'expériences ratées, de recherches infructueuses et de nombreux produits fabriqués, j'ai enfin des résultats concrets.
Je n'y croyais plus lorsque je me suis lancé ce matin dans la concoction d'un nouveau liquide. Un de plus, me disais-je alors. Un autre qui ne donnerait rien. Et pourtant... Si j'avais su que laisser la porte ouverte par inadvertance allait me permettre de faire la découverte du siècle, je l'aurais fait bien avant !
Sacré Angus ! Ce bougre s'est faufilé dans mon laboratoire pendant que j'avais le dos tourné. Il a foncé sous la table en donnant des coups dans l'un des pieds. Le meuble s'est ébranlé et le flacon que je laissais mijoter a fini par se renverser. J'allais m'énerver, crier après cette pauvre bête et engueuler mon fils pour l'avoir laissé s'approcher de mes locaux. Mais heureusement, je l'ai vu avant de faire une grosse erreur.
Le liquide s'était écoulé sur l'ombre d'une plante que j'avais laissée sur la table en bazar. Et alors, je n'en ai pas cru mes yeux. Je crois même que je ne réalise pas encore tout à fait l'ampleur du résultat obtenu. C'était incroyable. Magique. Irréel. Mais pourtant tellement vrai.
Sous mes yeux effarés, j'ai vu l'ombre des bourgeons s'étendre petit à petit, devenant lentement branches, feuilles, et même fleurs. En un rien de temps, le petit arbuste qui se trouvait là, dans son pot, est devenu un véritable arbre avec un tronc épais et un immense feuillage ! Si le végétal en lui-même n'avait pas bougé d'un pouce, son Ombre s'était transformée, nous laissant voir ce que donnerait cette petite plante dans de nombreuses années.
Mais bien sûr, le miracle n'a pas opéré bien longtemps. Bien vite, les changements se sont rétractés, allant dans le sens inverse. Les fleurs ont fanées avant de disparaître. Les feuilles sont tombées. Et les branches se sont mises à pourrir pour se volatiliser. En un rien de temps, tout était redevenu comme avant. Sauf que j'avais été le témoin de ce spectacle et que je ne l'oublierai pas de sitôt.
Je sais maintenant que mes recherches ne sont pas vaines. Je ne suis pas un de ces scientifiques allumés qui s'imaginent des choses impossibles. J'avais raison de croire que les Ombres pouvaient être indépendantes de ce qui les faisait. Que je pourrait leur rendre cette indépendance qui leur avait été ôtée. Ce n'était pas une théorie fumeuse. J'en suis maintenant convaincu.
Mais le mélange n'est pas encore assez stable pour durer. L'ombre ne peut échapper bien longtemps à son maître consistant. Il faut que je travaille encore un peu plus ce mélange et que je l'essaye sur un être vivant.
Jour 393Depuis cette victoire inespérée qui m'a littéralement rempli de joie, j'ai enchaîné réussite sur réussite. D'abord sur des dizaines d'objets inanimés. Et maintenant, sur des rats. Je ne saurais décrire parfaitement ce qui s'est produit dès l'instant où j'ai versé le contenu d'un flacon sur la trace sombre qui partait de l'animal. Mais c'était fabuleux.
L'ombre même s'est détachée du corps de chair pour se mouvoir librement. Elle a commencé à courir sur la table, puis sur les murs avant de sortir de la pièce en filant sous la porte. Je l'ai suivie des yeux en simple spectateur, jusqu'à ce qu'elle disparaisse entièrement. A la fois interloqué et ravi. C'était un grand pas en avant pour la science. Je le pensais. Je le savais.
Mais il reste encore des détails à revoir. Quand je me suis tourné à nouveau vers le rat pour voir comment il vivait cette étrange disparition, je l'ai retrouvé mort. Un être vivant ne peut vivre sans son ombre. Je n'y avais jamais songé, mais cela me semble désormais évident.
C'est certain, maintenant, je sais que je suis dans la bonne voie, mais il manque encore quelque chose. Mon élixir est imparfait parce qu'il ne prenait pas en compte ce nouveau facteur. Je vais devoir revoir certains points de mes théories.
Jour 432Cela fait maintenant un an et un peu plus de deux mois que je travaille sur ce projet. Et j'ai incroyablement bien progressé ces derniers temps. Pour être honnête, j'en suis maintenant à l'essai sur l'homme. Demain, je serais mon propre cobaye.
J'ai peur. Mais en même temps, je suis excité. Je serais le premier à avoir une ombre vivante. Mais aussi le premier à en subir d'éventuelles conséquences.
Les améliorations que j'ai apportées au produit initial ne tuent plus les êtres vivants. C'est déjà un bon point. Les rats et les chiens ont très bien supporté l'absence partielle de leur ombre. Partielle, en effet. Car maintenant, l'ombre ne quitte plus entièrement son hôte. Elle laisse derrière elle un léger disque sombre qui se trouve autour des pattes de la bête et permet ainsi de la maintenir en vie le temps de sa promenade. Et l'ombre ne part jamais bien longtemps, elle finit toujours par revenir.
Le résultat devrait être le même pour moi. Il n'a pas différé entre les rats et les chiens. Au moins, je saurais très vite si quelque chose ne tourne pas rond.
J'ai réussi à améliorer mon élixir jusqu'à le rendre durable ! Même après une dizaine de jours, on continue à avoir des va et vient d'ombres dans la maison. Angus ne cesse de grogner. Je crois qu'il n'aime pas ça. Mais Horace, lui, est littéralement fasciné. Il s'est mis en tête de m'aider dans mes expériences et veut lui-même avoir une ombre vivante. Mais je lui refuse pour le moment. Ce sera non tant que je n'aurais pas la confirmation que tout se passera bien pour lui. Je ne veux pas mettre la vie de mon fils en danger.
Jour 433C'est fabuleux. Juste fabuleux. L'expérience a été un succès. Pas un seul picotement, pas une seule douleur. Même pas une migraine pour entacher ma bonne humeur. J'ai très bien vécu la mise en mouvement de mon ombre. Et je le vis toujours très bien.
Elle a d'abord visité les lieux. C'est ce qu'Horace m'a dit. Ce garçon l'a suivie pour m'aider, au cas où il y aurait des complications. Comme ça, je pouvais rester dans mon laboratoire. Elle n'a pas tardé à revenir, d'ailleurs. Et s'est mise à faire des choses vraiment incroyables ! Outre les mouvements et le langage des signes qu'elle faisait pour tenter de converser avec nous, elle a carrément réussi à prendre forme en dehors des murs et du sol pour se matérialiser devant moi.
Dommage que tu n'aies pas vu ça, Horace. C'était fantastique, vraiment. Mais je comprends que tu aimes autant bricoler à tout va. Tu as bien fait d'aller aider le voisin à réparer sa tuyauterie. Il en avait besoin, et toi, c'est ta passion. Et puis, tu auras d'autres occasions de voir ça. Je suis sûr qu'au dîner, ce soir, tu la verras debout face à toi. Ce n'est qu'une question de temps.
Et quand j'aurais la certitude que tout se passera pour le mieux pour toi, alors, je te ferais vivre cette expérience inédite. Tu as ma parole.
Jour 451Mon Ombre a disparue. Enfin, elle est toujours là, mais elle est fade, atténuée. Elle a perdu sa vie éphémère, on dirait. Ça me rend triste. Je m'étais attaché à cette entité. Elle égayait mes journées. Hier encore, elle se promenait dans la maison. Mais aujourd'hui, plus rien.
Je pensais que ce n'était que momentané, mais j'ai ensuite vu les rats et chiens sur lesquels j'avais expérimenté le produit avant moi. Eux aussi se retrouvaient seuls, abandonnés par leur ombre. J'étais tellement accaparé par la mienne que je ne m'en étais pas rendu compte. Alors j'ignore tout à fait depuis combien de temps c'est ainsi.
Je vais encore perfectionner mon produit. Je sais que je peux réussir. Je touche au but.
Jour 487Joyeux anniversaire, Horace ! Tu commences à devenir un grand maintenant, du haut de tes 15 ans. Tu m'as même dépassé ! Je vois que mon cadeau t'a beaucoup plu. Tu es parti jouer dehors avec ton chien et ton ombre pendant que j'écris ces mots. Depuis le temps que tu attendais ça, j'ai fait exprès de tout retarder jusqu'à ce jour spécial pour toi. J'espère que tu en profiteras à fond et qu'elle deviendra encore plus spéciale pour toi.
L'élixir a atteint la perfection désormais, je le sais. Cela fait plus d'un mois que mon Ombre bouge sans aucun problème. Elle a même commencé à aider aux tâches de la vie quotidienne. Sa présence me rappelle un peu celle d’Éléonore, quand elle était encore là, auprès de toi. Auprès de moi. Je ne m'attendais pas à un tel résultat.
Une équipe de journalistes du Parisien viendra demain pour une interview exclusive. Je compte sur toi pour me soutenir auprès d'eux. Je dois leur montrer le fruit de toutes mes recherches. Et j'ai plus que hâte !
Jour 489Je me demande encore ce qui s'est passé hier. Pourquoi es-tu parti en pleine séance photo sans rien dire ? Ça ne te ressemble pas, Horace. Je ne te comprends plus. Et on dirait bien que tu as terrorisé le photographe. Il a poussé un cri quand tu as quitté la rue, et il n'a pas été capable de nous dire le moindre mot sur ce qui s'est passé. Ou plutôt si, mais il avait l'air d'être devenu fou, à seulement nous parler de « chose noire » et de « spectre ». C'est à n'y rien comprendre. Et à cause de tout cela, l'interview a été repoussée.
Tu n'es revenu que ce matin, après avoir passé la nuit dehors. Sans une seule explication. Et quand je t'ai questionné, tu m'as littéralement envoyé promener. Ton comportement avait complètement changé. Tu n'étais plus le même. Je me souviens encore de ton regard meurtrier qui m'avait glacé le sang. Et ça a duré ainsi toute la journée.
Tu as fait des allées et venues incessantes dans la maison d'un air absent. Et chaque fois que je voulais t'interrompre, tu m'agressais, que ce soit avec ton regard ou avec les mots secs et empoisonnés qui s’échappaient de ta bouche.
Mais ce n'était pas la seule chose bizarre qui émanait de toi. J'ai très bien vu le petit halo sombre qui encerclait tes jambes. Et ton Ombre, elle, je ne l'ai pas vue. Je me demande où elle est passée.
Enfin, Horace, s'il-te-plaît, ne reste pas comme ça. Parle-moi, explique-moi tout ! Je veux comprendre.
Jour 490Le doute m'envahit de nouveau. Je ne sais plus que penser. Éléonore, je crois que je me suis trompé. Tu avais raison, en fin de compte. J'étais fou. Fou de penser au bien fondé de mes recherches. Fou de penser que les ombres ne représentaient aucun danger.
Je suis désolé, Horace. Je sais à quel point tu tenais à Angus. Tu aimais véritablement ce vieux chien. J'aurais du plus vous protéger et vous épargner, lui et toi. Mais jamais je n'aurais pu imaginer qu'une telle chose se produirait. J'ignorais totalement l'existence de tels effets secondaires, je te le promets.
Dire que je pensais les soucis partis quand tu étais redevenu toi-même, ce matin. Mais je me trompais une fois de plus.
Je me souviens encore de ton regard quand tu as vu la scène. Quand tu as regardé ton Ombre dévorer celle, inerte, du setter anglais. C'était particulièrement horrible. Mais le pire dans l'histoire étaient les cris de souffrance que poussait le chien tandis qu'une partie de lui se faisait engloutir. Le supplice ne prit fin que lorsqu'il ne resta plus aucune trace sombre sous la fourrure de l'animal. Mais le mal était fait. Angus était mort.
On l'a enterré dans le jardin. Sans cérémonie. Parce que ni toi ni moi ne trouvions les mots à dire. Pas après un tel massacre. Je crois que je n'ai jamais vu une expression aussi vide sur ton visage. Je m'en veux terriblement, tu sais.
Mais il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi toi ? Pourquoi pas moi ? La réponse m'échappe. Nous avons pourtant utilisé le même produit. J'ai préparé ton élixir de la même façon que le mien, j'en suis certain. Avec des mois d'écart, certes, mais après le même délai entre la confection et l'utilisation. J'en suis certain. Alors pourquoi ?
La seule différence est que moi, j'avais déjà expérimenté un produit différent sur mon ombre. Cela l'a peut-être rendue plus docile. Moins indépendante. Je l'ignore. Mais je ne pense pas que ceci en soit la cause. Ce serait bien trop étrange...
Jour 491Horace est parti.
Extraits du journal scientifique
du professeur Oscar Monchieri